Curieusement, au moment où le gouvernement de M. De Villepin montrait, avec la gestion de la crise déclenchée par le vote à la hussarde d’un amendement créant le Contrat de première embauche, le peu de cas qu’il faisait d’un authentique dialogue social, M. Raphaël Hadas-Lebel, président de section au Conseil d’Etat mettait la dernière main à un rapport au Premier ministre intitulé : Pour un dialogue social efficace et légitime : Représentativité et financement des organisations professionnelles et syndicales (mai 2006).
Il est de notoriété publique que les taux de syndicalisation en France sont faibles, que l’émiettement syndical s’accompagne d’une recomposition quasi permanente depuis quelques années, que le nombre de journées non travaillées est en baisse régulière depuis 20 ans, malgré quelques temps forts de revendication qui marquent la vie du pays et dont les résultats sont davantage à chercher dans l’expression des suffrages politiques que dans des acquis pour les salariés. C’est donc d’une certaine impuissance syndicale qu’il convient de parler et cette impuissance se traduit par une perte de confiance des salariés envers l’action syndicale et collective. Une étude publiée en 2004 (DARES, Mythes et réalités de la syndicalisation en France, octobre) situe le taux de syndicalisation moyen en France autour de 8%, avec 5 % dans le secteur privé et 15 % dans la fonction publique, le taux le plus élevé étant à l’Education nationale. La même étude fait apparaître que le taux de syndicalisation a diminué de 50% en un quart de siècle. La France est au trentième et dernier rang des pays de l’ OCDE[1] et on est loin des 80% de syndiqués d’un pays comme la Suède. Deux éléments sont également à prendre en considération. L’effet erga omnes rend applicable à tous les salariés, syndiqués ou non, une convention négociée dans une entreprise ou une branche. Il assure une couverture conventionnelle des salariés même non syndiqués et 97 % des salariés français travaillant dans des entreprises de plus de 10 salariés relèvent de normes collectives quant à leurs conditions de travail et de rémunération. Cela ne semble pas de nature à faciliter l’adhésion à un syndicat, cette adhésion n’assurant aucun avantage concret supplémentaire dans les conditions d’activité ordinaire. Le deuxième élément est que la faiblesse de la syndicalisation n’entraîne pas automatiquement l’absence de représentation syndicale sur le lieu de travail des salariés, dans l’entreprise ou dans l’administration (cf. DARES, étude citée).
Toujours est-il que, pour en rester à des crises récentes, l’action de haut niveau contre la loi Fillon sur les retraites de la fonction publique en 2003 a certes eu un impact différé sur les élections de 2004 et sans doute de 2005, mais elle a laissé une amertume profonde dans le monde salarial qui augure mal de la possibilité d’établir facilement un contrat de confiance pourtant nécessaire entre les corps intermédiaires que sont les syndicats, les citoyens et les élus politiques.
Le hasard a fait que deux grandes confédérations auront tenu leurs congrès au printemps 2006, la CGT et la CFDT. Sans relever d’une approche hypercritique ni d’un pessimisme démoralisant, la lecture de leurs documents préparatoires d’abord puis de leurs résolutions finales ensuite, ne permet pas raisonnablement de considérer que leur production a été à la hauteur de ce qu’attendent la jeunesse, les salariés, les chercheurs, les fonctionnaires, les femmes, les retraités, les seniors de ce pays ou plus généralement ceux qui ont besoin d’un syndicalisme efficace pour une société où l’approfondissement de la démocratie (sa relecture même, compte tenu des pratiques et des expériences des vingt dernières années dans un cadre national et européen) et la justice sociale et redistributive sont des objectifs partagés.
Alors que la tension sociale est réelle et continue depuis 2002, on observe à la CGT la prudence des évolutions, le hiatus réel entre une pratique de terrain convergente avec celle d’autres syndicats et un discours de syndicalisme rassemblé quelque peu contradictoire avec une ambitieuse volonté de développement pour des transformations sociales. Pendant que la CFDT confirme le parti pris d’acceptation du système global dans sa forme actuelle comme de son contenu, qui en fait à bien des égards la centrale co-gestionnaire par excellence. Ces deux attitudes, pas si éloignées l’une de l’autre, ouvrent pour la réflexion sur un renouveau du syndicalisme un champ libre très vaste. Mais simultanément elles libèrent les tentations d’occupation du débat et de l’intérêt plus ou moins circonstanciel des médias. Ces tentations sont celles des organisations minoritaires (de la CNT à l’extrême gauche au SNALC, dans l’éducation, à droite) dans tel ou tel secteur d’activité, dont la motivation principale n’est pas de nature syndicale ou dont la nouveauté réelle est plus dans un plan de communication bien conduit que dans une orientation vraiment différente de ce qu’offrent les confédérations traditionnelles et les organisations issues des unes ou des autres à divers moments de notre histoire politique ou sociale (FEN puis UNSA, FSU, Solidaires G10).
En janvier 2007 un congrès comme celui de la FSU, première organisation de la fonction publique de l’Etat que la décentralisation forcée transporte en partie dans la fonction publique territoriale, peut être, du fait de son originalité dans le monde syndical, à quelques mois d’une échéance politique cruciale pour l’avenir de notre pays, chargé d’un poids particulier : il lui appartient ainsi, comme à d’autres, de redonner du sens à l’engagement syndical, à sa place dans la société, à son renouveau. Il se déroulera, dans le paysage politique et social français, à un moment clé de notre histoire immédiate : il revient collectivement à ses militants d’en faire précisément un moment fort, à la hauteur des enjeux de société que la campagne des élections qui suivront, devrait avoir pour mission d’expliciter pour des choix fondateurs.
C’est en tout cas sans complexe, ni a priori figé que plus généralement le mouvement syndical, de sa place, mais de sa place tout entière occupée, doit redonner de l’espérance aux salariés et au mouvement social ; ouvrir un débat sérieux sur l’objectif d’unification du mouvement syndical, donner aux politiques le message fort d’exigences de progrès, de justice, d’égalité, de fraternité et de laïcité qui sera seul capable d’engager tous nos concitoyens dans un monde meilleur. Ce serait parallèlement la contribution du syndicalisme à sortir notre pays d’un marasme sociétal qui n’est que trop évident et d’une crise des institutions qui en est à la fois l’une des expressions et l’une des causes. Rien de plus, rien de moins.
Il n’est cependant pas possible de lire d’une seule façon le mouvement anti-CPE qui pendant deux mois de l’hiver et du printemps 2006 a montré une image exemplaire d’unité de 12 organisations très dissemblables : le front s’étendait des principales confédérations aux organisations de lycéens en passant par les fédérations et unions syndicales non confédérées mais très présentes dans la fonction publique et dans les établissements d’enseignement ou les universités. En effet à chaque ouverture de discussion proposée par le gouvernement, les confédérations bénéficiant d’une présomption irréfragable de représentativité (pourtant fondée sur un simple arrêté du ministre du travail du 31 mars 1966), se sont efforcées de tirer parti de cet avantage de statut : la CGT, FO, la CFDT, la CFTC et la CGC n’ont jamais à faire la preuve de leur représentativité, dans aucun champ professionnel, quel que soit le poids réel qu’elles y occupent, pour participer à des négociations. Cela en dit long sur les obstacles à lever pour que les organisations de salariés puissent jouer leur rôle et l’entrée par le financement des organisations professionnelles et syndicales, comme le fait le rapport Hadas-Lebel, ne prédispose pas à croire à une avancée rapide et véritablement équitable du dossier. Et pourtant la pratique du droit syndical relève d’une liberté publique dont la réalité ne vaut que si les conditions matérielles qui en permettent l’exercice sont réunies : aujourd’hui, ce droit n’est pas réellement et pleinement assuré en France.
Petit rappel à propos d’un héritage et de quelques faits récents
On ne manquera pas de tenir compte des analyses contenues dans le dossier de la revue Mouvements (La Découverte, janvier-février 2006) sous le titre : « Réinventer le syndicalisme » ; il nous paraît tout aussi important de se souvenir de quelques analyses formulées voici un peu plus d’un quart de siècle par Gilles Martinet dans son livre Sept syndicalismes (Seuil, 1979). Il n’y omettait ni les circonstances historiques du développement du syndicalisme en Europe, en Amérique et au Japon, ni son articulation avec les organisations politiques, depuis les origines du mouvement ouvrier, ni le rôle inégal selon les pays du courant libertaire, ni les controverses internes à la deuxième internationale et la caractérisation d’une social-démocratie, qui au vrai, n’a jamais été au pouvoir en France, ni les questions qui fâchent ici ou là mais qui hélas, sont toujours d’actualité : les syndicats ont-ils un projet ? Quelles conséquences ont-ils tiré de l’impact des technologies de pointe, des progrès de la productivité, de la raréfaction des matières premières sur la composition quantitative et qualitative de la classe ouvrière ? Quelles nouvelles modalités de gestion de ces mutations les salariés sont-ils à même de concevoir et de promouvoir ? Quelle stratégie cohérente au plan international le mouvement ouvrier est-il en mesure de faire avancer ?
On constatera sans plaisir que ces questions restent d’autant plus présentes que les organisations qui, comme la CFDT avec son « recentrage » initié à peu de choses près à cette époque, y ont consacré du temps, des congrès et des décisions de fond, l’ont fait comme s’il y avait une sphère de décision souveraine de l’Economie ou des décideurs de l’Economie alors que les salariés n’avaient pas d’autre choix que de s’adapter aux circonstances, y compris dans la nature des revendications. Il n’y avait plus qu’à accepter volens, nolens un type de société où l’instantané, le flexible, l’adaptabilité aux besoins à court terme du marché et de la concurrence non faussée allait de soi. Le débat sur le TCE (traité constitutionnel européen) a illustré à nouveau le caractère second du discours syndical, son absence ou son refus d’autonomie de réflexion et le risque que la CFDT , mais pas elle seulement - on se souvient de la théorisation de « la marge » d’une FEN qui allait créer l’UNSA - accompagne au lieu de combattre, voire justifie (retraites en 2003 mais dès 1995) des choix gouvernementaux ou politiques en général. Ces choix, induits ou non dans le détail par des orientations européennes, en aucun cas n’auraient dû être analysés comme les seuls possibles, y compris pour la satisfaction des intérêts de classe que toute politique sert avec plus ou moins de cynisme et de sens de l’histoire.
Le choix syndical serait-il entre diverses figures d’un réformisme consenti ? On pourrait alors établir une typologie des modèles possibles, du réformisme institué de la CFDT au réformisme obligatoire de la CGT en passant par le réformisme relooké de l’UNSA et le réformisme en panne de FO ; et pour la FSU, pourrait-on parler d’un réformisme en recherche ? C’est à cette absence de choix réel que confronte la difficile construction collective d’alternatives économiques et sociales aux politiques conduites dans le cadre « idéologique » souhaité par l’OMC, l’OCDE ou la Commission de Bruxelles, le FMI (Fonds monétaire international) et la BCE (Banque centrale européenne) ; mais s’il s’agit bien pour nous d’un cadre idéologique, ce point de vue n’est pas assumé par tous les acteurs syndicaux.
Syndicalisme et politique : faire de la politique à tout prix
Il semble donc clair qu’une réflexion sur l’avenir du syndicalisme ne saurait se dispenser d’une réflexion sur l’Etat, sa « réforme », sa légitimité dans la conception et la mise en œuvre des politiques, sur son champ d’action et de responsabilité dans l’Union européenne, sa part d’autonomie par rapport précisément aux « contraintes » économiques. C’est en ne négligeant pas cette obligation d’analyse et de travail constant que nous aurons aussi des motions crédibles sur la relation entre le syndical et le politique au lieu de produire des antiennes sur l’indépendance syndicale, héritées du courant libertaire du mouvement ouvrier français et sans conséquences positives sur la transformation des rapports sociaux. Si l’on s’en tient aux démonstrations d’un bon connaisseur en ces matières, l’Etat est présent dans la constitution des rapports de production (et pas seulement dans leur reproduction) et on doit penser qu’il existe une séparation relative de l’Etat et des rapports sociaux de production. Ce fondement de l’autonomie relative de l’Etat et du politique par rapport aux rapports de production rappelle que l’exercice du pouvoir est une relation, ce qui rend évidemment légitime l’intervention des citoyens et des appareils qu’ils se donnent (partis, syndicats, associations) dans la vie publique, explique le poids des mentalités, le rôle des pratiques culturelles et la nécessité d’un cadre d’expression de la démocratie.
Nous n’échapperons pas à un débat instruit sur le rapport entre le syndicalisme et la ou le politique, même si nous pouvons a priori considérer que le risque d’instrumentalisation du syndical par le politique, en fait des syndicats (personnes morales) par les élus ou le gouvernement (personnes physiques ou institutions), ne justifie pas les expressions crispées à propos de l’indépendance syndicale. Simplement parce qu’en 2006 la question ne se pose pas dans les termes auxquels nous sommes habitués. Notons au passage et sans en tirer de conclusion, que les experts reconnus actuels des problèmes du syndicalisme français sont des « politologues » et non des sociologues des situations de travail dont l’objet d’étude serait centré sur l’approche « métier », l’activité professionnelle ou la place du travail salarié dans la société.
Revenons à quelques bases. Dans un certain nombre de pays d’Europe, le syndicalisme est né après la structuration des organisations politiques : en Allemagne, en Suède, en Italie, autrement dit aussi bien au Nord qu’au Sud de l’Europe. Ce n’est pas le cas en Grande-Bretagne, ni en France, avec des voies différentes. Le partage des tâches ou des rôles peut donc être assez différent selon l’origine du binôme parti/syndicat car bien entendu la question de l’articulation et de l’indépendance ne se pose vraiment que pour ces deux représentations du mouvement ouvrier. Les débats internes sur l’indépendance syndicale n’ont guère de sens dans un système corporatiste ou entièrement étatisé. De même qu’il est trop simple d’imaginer le syndicalisme comme un corporatisme spontané (chacun a entendu parler des corporations médiévales, du compagnonnage, des sociétés de secours mutuels etc), de même la notion de « courroie de transmission » doit être relue à la lumière de l’effectivité de l’action syndicale : l’action syndicale est un réformisme effectif, et elle peut avoir un effet politique précis ; l’automne 1995 a eu une conséquence électorale en 1997.
Les grèves et les manifestations de 2003, malgré l’insuccès de mobilisations rarement égalées ont eu une suite politique en 2004 et 2005. Autre chose est de comprendre si les élections présidentielles et législatives de 2002 ont facilité la mise en œuvre de « réformes » qui par leur contenu ont ensuite attisé le mécontentement et facilité la mobilisation ou si la catatonie momentanée (?) de l’opposition politique a donné lieu à un transfert sur le mouvement social en attendant que les politiques aient pris la peine d’analyser leurs responsabilités ; ce que beaucoup n’ont toujours pas fait.
Mais il va de soi que nous ne nous intéressons qu’aux hommes politiques héritiers, après certes de nombreuses marches et contremarches, du « parti ouvrier » fondateur en principe d’une alternative au règne sans partage du capital !
D’une manière ou d’une autre les organisations syndicales françaises et les partis politiques, « héritiers » ou cohéritiers poursuivent, chacun à sa place, des débats sur des concepts définis depuis longtemps (ce qui n’a rien de péjoratif ni de « ringard » car on ne met pas à jour un concept si fréquemment) : partant du principe que le capitalisme est apte à faire face à la demande sociale, le choix que doivent faire ceux qui aspirent à changer les choses, à bouger le monde, à établir la justice, l’égalité, la liberté est entre une pratique de secte révolutionnaire et une lutte multiforme pour des transformations sociales qui en cas de succès alimentent le « réformisme ». Quand Edouard Bernstein[2] croyait que la Révolution s’identifiait aux progrès quotidiens accomplis par le mouvement ouvrier, il oubliait certes que le capitalisme ne manque pas de ressources pour s’appuyer aussi sur les luttes des salariés ; mais il posait un principe et une question : le principe, c’est être dans la société telle qu’elle est, la question, c’est celle de l’exercice du pouvoir.
C’est de ce point de vue là qu’il faut analyser le bilan de long terme de la gauche française, celle issue du mouvement ouvrier s’entend. En matière de défense concrète des classes ouvrières et populaires le bilan de l’Allemagne, de l’Autriche et des pays scandinaves est « globalement » supérieur à celui de la France ; ce ne sont pas les péripéties actuelles sur l’évolution du Code du travail, de la Protection sociale, de l’état de la Justice qui peuvent faire croire qu’en matière de citoyenneté et de droits de l’homme des bases essentielles ont été acquises sur lesquelles s’appuyer pour aller de l’avant. L’originalité du mouvement ouvrier français est de s’inscrire dans une ambition historique et politique plus vaste, héritée de la Révolution française : la conquête de la République sociale avec celle de la République politique. Comme l’a rappelé récemment Maurice Agulhon dans un article titré « La République est née à gauche » (numéro 27 des Collections de l’Histoire, 2005) le républicanisme, au 19ème siècle, a une double composante, bourgeoise et prolétaire et l’installation, la défense et le progrès de la République se font en grande partie par le soutien de la classe ouvrière qui se reconnaît d’abord dans ce régime. Même en 1935-1936, quand se constitue le Front populaire avec un parti communiste sorti théoriquement de la République, c’est d’abord un réflexe de front républicain (face à l’extrême droite) qui soude la gauche et en son sein les partis et le mouvement ouvriers. L’apport historique du mouvement ouvrier français, qui transcende la période de la division entre socialisme démocratique et communisme, est de mettre l’intérêt de classe dans l’intérêt général, la conscience (et donc la lutte) de classe dans la conscience d’être par la citoyenneté acteur d’une émancipation globale, politique et sociale, politique parce que sociale, sociale parce que politique. L’intérêt est plus conceptuel que concret, en terme d’acquis sociaux ; mais il ne faut négliger aucun des deux aspects. Dans les deux cas la question de la relation entre la lutte concrète, propre au syndicalisme et le ou la politique reste cruciale : rapport au parti (apport « nordique » social-démocrate ou travailliste) ou rapport au régime (apport français du socialisme républicain).
Un mouvement « ouvrier », ou disons plutôt « salarié » aujourd’hui, syndical et politique est comptable de son activité aussi bien quand les forces politiques qui s’en réclament sont au pouvoir que lorsqu’elles sont dans l’opposition : s’opposer, c’est empêcher. Notre humilité devrait être entière face aux conditions de vie et de travail des classes populaires des états gérés pendant des décennies par « la » social-démocratie, quelle que soit aujourd’hui l’évolution que ces pays peuvent connaître et qu’il conviendrait là encore de comparer concrètement aux politiques suivies dans notre pays. Bref un aggiornamento politique et social, donc une réflexion sur l’avenir du syndicalisme et des organisations qui l’animent aujourd’hui sont à l’ordre du jour.
Des problématiques présentes
Ces rappels historiques ne doivent pas dispenser de l’analyse des situations concrètes présentes. Par delà les analyses, les orientations proposées par les uns et les autres montreront si l’appréhension d’un phénomène social total produit un discours autonome ou si comme par le passé récent, il ne s’agit que d’une adaptation plus ou moins critique à une réalité finalement jugée indépassable ou du confinement, par exemple, du syndicalisme à une fonction tribunitienne. Cette fonction est certes utile mais hors d’état d’ouvrir « des lendemains qui chantent » si elle ne s’accompagne pas d’un réformisme assumé, d’une action permanente et d’un apprentissage de la patience dans un temps où contradictoirement l’urgence semble être la règle pour toutes les activités humaines.
Il nous paraît évident que le renforcement du syndicalisme est une nécessité absolue pour qu’il joue un rôle positif dans les transformations sociales que la démocratisation, la modernisation et la réhabilitation de la notion de progrès exigent. Or, face à un capitalisme globalisé, le syndicalisme en général, en France ou en Europe, est affaibli. Il a du mal à se faire entendre, à fédérer à un niveau pertinent les salariés, pour les faire agir contre les décisions d’un capitalisme financier. Un capitalisme pour lequel la création de richesse est déconnectée, de fait, de la production de biens réels, matériels ou immatériels (services) et qui assimile les résultats de la spéculation permanente que permettent les nouvelles technologies de l’information à une activité économique légitime. L’économie virtuelle et la bulle financière spéculative sont des données qu’il convient de remettre en cause en pesant sur les entreprises pour qu’elles assument les responsabilités sociales et environnementales à l’exercice desquelles les aides multiples des Etats auraient dû être attachées, en pesant sur les Etats ou les instances internationales qui entérinent ou conçoivent les règles du jeu qui autorisent un tel fonctionnement (fiscalité, règles comptables, statut de la propriété pour n’en citer que quelques-unes). Changer les systèmes de production, d’échange et de consommation est une constante dans le fonctionnement d’un capitalisme qui évolue toujours, même si son évolution récente, liée à son développement financier, a vu croître une véritable couche de managers surpayés et des actionnaires (rarement personnes physiques) dont les logiques de prédation privée peuvent aboutir à des délocalisations qui appauvrissent le tissu productif de biens réels d’un pays, sans se préoccuper des conséquences à moyen terme sur l’équilibre social, les ressources dudit pays et les politiques de redistribution nécessaires. Il va de soi que ces pratiques impliquent une responsabilité des politiques dont le mouvement syndical ne saurait se désintéresser.
Quel rôle de l’Etat ?
Cette prise de conscience des défis que porte au monde salarial de tous les pays une globalisation sans principes, puisque nul ne se soucie de voir respecter par les législations de pays émergents ou en développement les règles auxquelles beaucoup d’entre eux ont souscrit en signant les textes minimaux de l’OIT (Organisation Internationale du Travail), remet la question du politique et de la légitimité démocratique au cœur des débats. Il est impossible de développer un discours syndical réellement crédible sans intégrer la protection sociale des salariés des pays en développement, mais cela n’a de sens que si le libéralisme sans frein est combattu aux niveaux où il est le plus nocif pour l’équilibre des ressources humaines, du développement durable et de la qualité de vie, c’est-à-dire dans les organismes internationaux ou régionaux (à l’échelle de la planète), que sont l’OMC, la commission européenne, le G8, l’OCDE.
Cela signifie donc qu’une organisation syndicale doit être en mesure de produire une analyse sur les responsabilités de l’Etat, son évolution actuelle, sa caractérisation ; les militants doivent disposer des outils intellectuels qui leur permettent de démonter le fatalisme entretenu sur le caractère inéluctable et univoque des choix opérés.
En l’absence d’autre échelon pertinent pour l’expression d’une légitimité démocratique et d’une souveraineté populaire, puisqu’il n’existe pas de peuple « européen » et donc pas de nation européenne, l’interlocuteur de toute organisation syndicale responsable, comme garant de la solidarité, de la cohésion nationale, de l’aménagement du territoire, des politiques de redistribution et de la qualité des services publics à vocation constitutionnelle est l’Etat. Il va avec son fonctionnement institutionnel sur lequel cette même organisation syndicale a, en tant que telle, à s’exprimer chaque fois que sont en cause les intérêts matériels et moraux « tant individuels que collectifs » (lois Auroux-1982) des personnels qui lui font confiance. Prenons un exemple caricatural, il y a 42 ministres et secrétaires d’Etat dans le gouvernement Villepin : la dilution de l’autorité de l’Etat, le gaspillage de moyens, la pléthore des cabinets sont autant de signes d’un malgoverno qu’un syndicat serait légitimement en droit de dénoncer publiquement, s’il le jugeait tactiquement utile évidemment. N’en déplaise à quelques magistrats dont la lecture de la nature d’une action syndicale licite et dont la participation à la criminalisation de l’action syndicale relève beaucoup plus du choix idéologique que de l’application des principes d’un droit, qui pour être légitime suppose que soient respectés les principes constitutifs de la République, dont l’égalité entre les citoyens !
Cela est valable pour la totalité des rouages de l’appareil d’Etat, dont les collectivités territoriales qui précisément, dans une République une et indivisible, ne tirent leur légitimité que de leur citation dans la constitution et de leur qualité d’élément institutionnel ; il en va autrement des communautés d’agglomération ou de communes (etc…) qui ne sont pas composées par un vote des citoyens mais qui, gérant des moyens d’origine fiscale dévolus par les communes, peuvent entraîner une organisation représentative de salariés-citoyens à demander que ces communautés soient désormais soumises à un suffrage direct ! On peut s’accorder à dire que ce n’est pas une urgence.
Dialogue social et droit syndical
Plus essentiel et plus immédiat, le fait est que nous nous situons dans la perspective des échéances électorales de 2007, qui n’ont d’intérêt « historique » que si elles permettent un débat sur des choix réels et si elles offrent la possibilité d’une alternative au saccage social conduit depuis 2002. Il est évident que la relation entre la représentation des salariés et la représentation des citoyens (salariés et citoyens étant les mêmes sous deux formes dans la majorité des cas) doit être reconsidérée sans a priori ni contraintes. Tenir compte à la fois de la spécificité de nos pratiques et de la situation du syndicalisme des autres pays membres de l’Union européenne est possible et souhaitable, sans toutefois se satisfaire du socle minimal de droits d’une Europe sociale au rabais comme les auteurs du TCE .
Il s’agit donc pour les politiques de prendre conscience de l’intérêt d’un dialogue social efficace avec les organisations de salariés dans une démocratie de citoyens dont la plénitude des droits ne disparaîtrait pas dans les situations d’activité professionnelle. La plénitude des droits, cela signifie que le choix pour un salarié d’adhérer à une organisation syndicale ou de voter pour les candidats qu’elle propose ne doit pas être plus contraint que ce qu’il peut l’être dans l’expression d’un suffrage politique : il n’existe pas aujourd’hui de justification théorique au maintien des règles actuelles de représentativité syndicale. La Constitution est d’une parfaite clarté sur ce point : « tout homme peut défendre ses droits et ses intérêts par l’action syndicale et adhérer au syndicat de son choix » (Préambule, alinéa 6). Défendre ses droits, c’est précisément exercer une liberté publique dans le cadre de la citoyenneté. Il est vrai que l’article 34 de la même Constitution confie à la loi le soin de fixer les règles concernant « les droits civiques et les garanties fondamentales accordées aux citoyens pour l’exercice des libertés publiques […] » ainsi que « les principes fondamentaux du droit du travail, du droit syndical et de la sécurité sociale ».
Nous pensons toutefois que l’arrêté du 31 mars 1966, certes conforme à la loi du 11 février 1950 établissant des critères de représentativité, confirmé par une loi portant diverses dispositions d’ordre social dont un amendement dit « amendement Perben » (alors ministre de la Fonction Publique) en décembre 1996, contrevient gravement à un principe constitutionnel touchant à l’égalité des citoyens. En privilégiant les 5 confédérations, l’Etat choisit ses interlocuteurs à la place des salariés et au détriment de ceux qui adhèrent à d’autres syndicats. Les conditions essentielles d’application d’une loi organisant l’exercice d’une liberté publique justifient non seulement que le choix d’une organisation syndicale soit réellement libre mais encore que la dite organisation reçoive des financements publics lui permettant d’accomplir ses missions de représentation et de défense des droits des salariés, au même titre et dans les mêmes conditions que, par exemple, un parti politique, dont les conditions de création et de fonctionnement sont infiniment plus libres. Il nous paraît indispensable dans la perspective d’un dialogue social rénové et efficace, d’une implication collective des salariés plus massive, d’un approfondissement de la démocratie sociale, de permettre au paritarisme d’avoir pleinement les moyens de fonctionner et de considérer la représentation des salariés du secteur privé, des entreprises publiques et de la fonction publique ainsi que la participation à la négociation collective comme des missions d’intérêt général, justifiant l’abrogation de toutes les restrictions à l’exercice ouvert et non contraint du droit syndical.
Une République sociale suppose le respect du choix des salariés pour l’un des dispositifs fondamentaux de garantie de leurs droits dans leur activité professionnelle. La finalité de cette activité est bien la création de richesses profitables à tous. La revalorisation du travail passe par de tels bouleversements. La réalité syndicale a évolué, les élus politiques doivent en prendre acte sans maintenir ou recréer des parcours de sauts d’obstacles pour l’expression libre de ceux qui en définitive sont aussi la source de leur propre légitimité.
L’histoire récente montre que les organisations syndicales sont capables d’animer dans la durée des luttes sociales dont la traduction politique a parfois des conséquences inattendues, capables aussi d’accompagner des mouvements dont elles ne furent pas les initiatrices. Il est de l’intérêt d’une démocratie reconstruite de revaloriser leur rôle dans les rapports sociaux et dans le fonctionnement des entreprises et des administrations. Mais si cela passe par des transformations visibles, tout salarié doit savoir que le dialogue social ne passe pas par des interlocuteurs sélectionnés par d’autres qu’eux-mêmes. Comme l’écrivait Condorcet : « Quand la convention nationale n’est pas libre, les lois n’obligent plus les citoyens » ; mutatis mutandis il en est de même pour les conditions d’un authentique dialogue social.